Rastafari, de la révélation à la révolution
de Jakes Homiak et Boris Lutanie

Paru en décembre 2012
203 pages
ISBN : 978-2-9543257-0-5

En couverture : « Haile Selassie Ras Tafari », reproduction d’une œuvre de Nicolas Barot alias Nicodeme Ambessa.

Avant-propos

Cet ouvrage regroupe une série d’articles publiés entre 2010 et 2012 dans le magazine Reggae Vibes. À cet égard, il n’a pas l’ambition de restituer la multiplicité des facettes de Rastafari pas plus qu’il ne prétend définir la nature exacte de ce mouvement. Il propose d’en explorer certains aspects, de revenir sur les conditions méconnues de sa genèse et de souligner par ailleurs le rôle majeur joué par certains individus tels que Robert Athlyi Rogers, Leonard Howell, Joseph Hibbert, ou encore Bob Marley dans cette aventure collective1. Coécrits par l’anthropologue Jakes Homiak et Boris Lutanie, les chapitres de ce livre sont le fruit d’une collaboration qui s’inscrit dans l’esprit de la formule rasta « each-one-teach-one »2, une pédagogie fondée sur l’échange du savoir et l’enrichissement mutuel. Rastafari, de la révélation à la révolution s’ouvre sur la période de gestation du mouvement rasta et sur le destin improbable d’une bible noire : The Holy Piby. Étroitement surveillés par les autorités coloniales, frappés d'hérésie par le clergé insulaire, voués aux gémonies par la presse, The Holy Piby et ses disciples ont été mis au ban de la société jamaïcaine. Plus funeste encore fut la destinée de son auteur et de son principal messager. Malgré tout cela, la « Bible Africaine » est parvenue, après une longue période d'amnésie, à renaître dans la conscience collective Rastafari. Notre livre se clôt sur une des communautés les plus récentes et les plus dynamiques de la Jamaïque, connue sous le nom de « l’école de la vision ». Vision du monde, mode de vie, spiritualité libre, Rastafari s’enracine dans une histoire riche et complexe qui se révèle le plus souvent mésestimée. Le « rastafarisme » n’existe pas, sinon dans les représentations fumeuses qui l’apparentent à une forme de babacoolisme tropical ou à une maladie infantile du panafricanisme. Tristes topiques que ces lieux communs et autres amalgames communément associés au terme Rasta. Lors de la première Conférence internationale sur le mouvement Rastafari à l’Université des West Indies en 2010, Priest Douglas Smith soulevait la problématique de la récupération et du recyclage des codes et des pratiques Rastafari par la société jamaïcaine. Pour beaucoup de Rastas, il existe en effet un gouffre entre l’imagerie dénaturée de Rastafari telle qu’elle est projetée au monde et l’authenticité de leur culture. La matriarche Farika Berhane affirmait en ce sens : « Nous ne pouvons plus nous permettre de perpétuer le mythe selon lequel être Rasta consiste uniquement à assister aux shows et concerts reggae, à fumer de l’herbe et afficher des symboles rastas. »3 La vocation du chapitre consacré à Pa Ashanti et à la musique rituelle Nyahbinghi participe de cette même démythification. Les confusions perdurent et, pour beaucoup, reggae et rasta restent des termes synonymiques, interchangeables. Notre recherche s’est naturellement portée sur certaines périodes charnières du mouvement. À ce titre, la visite de l’Empereur abyssin en Jamaïque le 21 avril 1966 constitue une date cruciale pour le « peuple de Jah ». Cet événement aura un retentissement majeur non seulement sur l'évolution ultérieure du mouvement mais aussi sur le regard que les Jamaïcains portent sur leur propre histoire. Jusqu'alors la population afro-jamaïcaine était très largement maintenue dans la croyance de son infériorité, voire de son infirmité historique et culturelle. Cette vision eurocentrique d'une Afrique précoloniale arriérée s'est en partie éclipsée le 21 avril 1966. Pour la première fois de son histoire, un souverain africain, héritier d’une lignée dynastique pluriséculaire, posait le pied sur l’île. Par delà la dimension théophanique que revêt la présence du dernier Roi des rois pour les Rastafaris, cette visite a décolonisé les esprits et décillé les yeux des insulaires sur le statut de l'homme noir : « emancipate yourself from mental slavery »4. Depuis lors, le mouvement Rastafari s’est très largement développé, bien au-delà de la Jamaïque, via le reggae et ses principaux ambassadeurs. Cette planétarisation doit beaucoup à Bob Marley qui, en reprenant les paroles du Négus dans sa chanson « War », a diffusé cette culture de résistance aux quatre coins du monde :

« Jusqu'à ce que la philosophie qui soutient l'existence d'une race supérieure et d'une autre inférieure soit discréditée et abandonnée de façon permanente, jusqu'à ce qu'il n'existe plus de citoyens de première et de seconde classe au sein d'une nation, jusqu'à ce que la couleur d'un homme n'ait pas plus d'importance que la couleur de ses yeux, jusqu'à ce que les droits fondamentaux des hommes soient garantis à tous, de façon égale et sans considération raciale, jusqu'à ce jour, le rêve d'une paix durable, l'ambition de devenir citoyen du monde, et l'existence souveraine d'une morale internationale, ne seront qu'une illusion fuyante, ce que l'on poursuit sans jamais pouvoir l'atteindre (…). »5

Ce volume en appelle d’autres : « Rastafari est en perpétuel devenir. »6

1. Pour les Rastas, le mouvement apparaît à la fois comme une création culturelle collective qui s’est développée de façon graduelle selon l’expression « move from stage-to-stage » et intemporelle : « as it was in the beginning, so shall it be in the end. »
2. On trouve également l’expression idiomatique Rasta : « I-on Sharpen I-on ».
3. Interview de Mama Farika Berhane par Akua Benjamin publiée dans Rootz Reggae & Kulcha Magazine.
4. Ces paroles du titre Redemption Song (1979) de Bob Marley reprennent un extrait du discours de Marcus Garvey intitulé « The Work That Has Been Done » prononcé en octobre 1937 : « We are going to emancipate ourselves from mental slavery because whilst others might free the body, none but ourselves can free the mind. »
5. Extrait du discours de Haïlé Sélassié Ier aux Nations Unies le 6 octobre 1963.
6. Déclaration de Ras Sela Seals à la première Conférence internationale sur le mouvement Rastafari à l’Université des West Indies à Kingston en 2010